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Ce texte mentionne des actes d’auto-mutilation.
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Sortir des ténèbres
Out of the Darkness
par Jakob Hero, publié en 2011
Quand j’étais au lycée j’avais désespérément besoin de rencontrer des hommes gays. Je les ai cherchés là où j’avais toujours entendu dire qu’ils étaient…au théâtre. Pendant mon adolescence, j’ai travaillé bénévolement comme machiniste et ouvreur dans un petit théâtre communautaire type black-boxLe ‘black-box theatre’1fait référence à certains lieux de théâtre contemporains. Typiquement des espaces de performances assez simples dans l’architecture, c’est-à-dire une pièce carrée avec des murs noirs et un sol plat.. J’ai trouvé beaucoup de joie dans ce théâtre, ce qui était le plus important pour moi, c’était d’être entouré de tant d’hommes gays. Je les ai imités. J’ai calqué mes vêtements et mes comportements sur les leurs. J’ai appris à les connaître même si eux n’ont pas vraiment pris le temps de me connaître en retour. J’étais un ado dépressif avec un manque terrible de confiance en moi. Pendant mon lycée, j’avais l’impression de mourir à petit feu ; c’est ce qui était en train d’arriver réellement aux hommes de mon entourage. C’était au milieu des années 1990, avant les cocktails anti-sida d’aujourd’hui, avant les inhibiteurs de protéase2Les inhibiteurs de la protéase du VIH sont une forme de traitements antirétroviraux, c’est-à-dire de traitements pour permettre aux personnes séropositives de vivre avec le VIH. Ces médicaments sont indiqués pour empêcher le VIH de se multiplier et faire disparaître le virus dans le sang.. Beaucoup de ces hommes étaient malades, d’autres ne l’étaient pas, mais ce qu’ils avaient tous en commun c’était d’être devenus mes héros. J’avais 15 ans et un appareil dentaire. Ma démarche avachie trahissait un étouffant dégoût de moi-même. Mais le pire dans tout ça, c’est que j’étais une fille.
Je rentrais des spectacles le vendredi et le samedi soir, il était tard et je me sentais si vide. Je savais, ou du moins je croyais, que les gars sortaient faire la fête. Parfois, j’essayais de me convaincre que la seule raison pour laquelle ils ne m’invitaient pas, c’était que j’étais trop jeune pour aller en boîte de nuit, mais je savais que ce n’était pas vrai. La réalité c’est qu’ils ne m’invitaient pas parce que j’étais invisible. J’étais juste une fille.
Même en sachant que je ne pourrais jamais vraiment y être à ma place, j’y retournais tous les week-ends. Ce théâtre était devenu mon monde. L’adrénaline et l’excitation me submergeaient ces nuits-là. Quand je rentrais à la maison, je n’arrivais pas à dormir. Je restais debout une bonne partie de la nuit à me remémorer les conversations que j’avais eues avec ces hommes. Parfois, je me sentais honteux, je craignais d’avoir dit quelque chose de travers, sans me rendre compte que c’était sans importance puisqu’ils ne s’en souviendraient pas de toute façon. Je transformais mon anxiété en auto-destruction. Je passais en boucle dans ma tête avec obsession chaque moment passé au théâtre, alors que plus tard, assis seul dans ma chambre, je me passais une lame de rasoir sur mes épaules, mes seins et l’intérieur de mes cuisses. Chaque fois que je retournais au théâtre, je pouvais sentir les coupures cachées sous mes vêtements et je me demandais pourquoi j’avais fait ça, pour ensuite rentrer chez moi et répéter tout le rituel encore et encore.
Faire du bénévolat au théâtre n’a pas toujours été une mauvaise chose. En fait, ça a donné à un sens à ma vie que je n’aurais pas pu trouver ailleurs. J’ai de nombreux souvenirs de moments de joie totale lorsque ces gars-là faisaient attention à moi. Il y a même eu de nombreuses fois où je les ai fait rire. Souvent, je sentais qu’ils m’appréciaient, qu’ils avaient même envie que je sois là, mais ces moments n’étaient jamais suffisants. Je repartais toujours encore plus vide que je ne l’étais avant de venir. En fait, la vie que je menais entouré de ces homme gays mettait en lumière mon existence certes compliquée mais banale d’adolescente.
Le vide grandissait, nourri par un sentiment de privation : j’en voulais toujours plus. J’en ai saigné, tout en cachant les blessures physiques. Me couper n’était pas un appel à l’aide. C’était une source de grande honte. J’étais toujours terrifié à l’idée que quelqu’un puisse le découvrir. Tout ce que je voulais, c’était qu’ils m’aiment, qu’ils me voient comme leur protégé, qu’ils plaisantent avec moi comme si j’étais leur petit frère. Je voulais une intimité avec eux qui n’était tout simplement pas possible. J’avais pour habitude d’imaginer ce qu’ils faisaient entre eux quand je n’étais pas là, ces fantasmes étaient bien plus grands que la réalité de leurs vies, je m’en rends compte maintenant.
C’était il y a environ douze ans. Le lycée est loin derrière, tout comme mes bagues et mes seins. Maintenant je suis une pédale, moi aussi. Je ne suis plus coincé dans une ville malsaine du Sud. Maintenant, je vis à San Francisco. Bien sûr, rien n’est aussi simple qu’il n’y paraît, mais le besoin d’attention n’est plus un problème. Déjà, je ne me sens plus aussi désespéré. Je reçois de l’attention de la part d’autres hommes gays, beaucoup d’attention. Ici, dans une ville où jeunesse rime avec beauté, j’ai la chance, comme beaucoup d’autres FTM, de paraître beaucoup plus jeune que mon âge réel. Les gens d’ici présupposent souvent que je viens de terminer le lycée et que je suis fraîchement débarqué d’une ville perdue, que je viens de faire mon coming-out et que j’ai un besoin total de dépravation.
Depuis que j’ai commencé ma transition, des années avant d’emménager ici, je suis sorti avec des hommes, ce que je ne faisais pas en tant que fille. Dès mes premières interactions avec des hommes gays, j’ai dû les soutenir, les réconforter et les rassurer pendant qu’ils traversaient des crises profondes à propos de mon corps. Pendant les premières années qui ont suivi ma transition, j’étais très ouvert à eux et à leurs difficultés, mais ça a fini par m’épuiser. J’essaie toujours d’être une personne ouverte et compatissante. J’essaie d’apporter mon soutien et mon amour. Parfois, j’aimerais juste que la quantité d’attention et de soutien que je donne me revienne. Combien de fois dois-je rassurer affectueusement des types dont les érections disparaissent lorsque mes sous-vêtements touchent le sol ? J’ai laissé faire la première fois, la cinquième fois, probablement même la vingtième fois qu’un pédé est venu me voir avec une crise personnelle concernant son envie de sexe avec moi. J’ai souhaité que mon corps soit « normal ». J’ai laissé leurs peurs, leur fermeture d’esprit, leurs phobies toutes pétées de la chatte m’atteindre et me donner le sentiment que je valais rien.
À un moment donné, j’ai dû reconnaître qu’il y avait des raisons pour lesquelles je n’avais pas subi de chirurgie génitale. En fait, j’aime les parties que j’ai et, au-delà du fait que la chirurgie génitale est trop chère, je ne me sens pas obligé de la faire pour être entier, peu importe ce que les autres hommes ont à dire sur mon corps. Je peux identifier le moment où j’ai pris le contrôle de moi-même et compris que je ne serais plus victime de la honte des autres concernant ma chatte. Ce n’était ni amusant ni facile, mais je suis reconnaissant à l’homme qui m’a poussé à franchir ce cap et à retrouver un peu de confiance en moi.
J’ai rencontré Andrej lorsque je vivais en Europe de l’Est et que je travaillais dans le domaine des droits humains des LGBT. J’ai passé deux ans là-bas à me battre pour les droits des personnes queer, mais j’ai rarement eu l’occasion de rentrer chez moi avec l’une d’entre elles. Un été, j’étais à Ljubljana, en Slovénie, pour aider à restaurer un centre communautaire gay et à organiser une marche des fiertés LGBT. C’est là que j’ai courtisé Andrej, un Croate très sexy, pendant quelques semaines. Quand j’ai fini par me retrouver dans son lit, encore tout habillé, il a perdu le courage (et donc la capacité physique) d’aller jusqu’au bout. J’étais tellement tombé amoureux de lui que lorsqu’il a fait de sa propre impuissance mon problème, j’ai tout accepté. Je me suis senti dégoûtant. Et quand il m’a dit qu’il pensait pouvoir m’aimer si et seulement si j’étais différent, je l’ai aussi accepté. Et enfin, alors qu’il pleurait et disait qu’il souhaitait que je parte, que je me fasse opérer et que je revienne vers lui pour qu’on puisse être ensemble, je l’ai tenu dans mes bras toute la nuit. Je me sentais sale, j’en avais la nausée. Tout au long de la nuit, quand le toucher était trop douloureux pour moi, j’essayais de m’éloigner. Mais ma résistance ne faisait que le pousser à me serrer plus fort et à marmonner dans son sommeil, « s’il te plaît, Jakob, ne pars pas ».
Même si j’avais voulu partir, je ne pouvais pas. Il n’y avait pas de train pour Zagreb, où je vivais, avant le lendemain. Et ce jour suivant était terrible. Je voulais mourir. Les deux heures de train pour rentrer à Zagreb ont été un enfer. Je ne voulais juste plus exister. Je me sentais cassé, indigne d’être aimé, sale. La bite molle d’un homme était devenue un fardeau qui a jeté son ombre sur ma vie entière. Ce qui aurait dû être son embarras était devenu ma honte. Sans aucun sens de l’ironie, je croyais qu’il aurait pu m’aimer si seulement je n’avais pas été qui je suis. J’ai laissé ça me torturer pendant des semaines. Et puis un jour, j’en ai eu assez. Andrej n’était pas le premier et certainement pas le dernier homme à me dire ces mots. Mais heureusement, il est le dernier à avoir emporté un morceau de mon âme avec ces mots.
Et tout comme mon adolescence a fini par se terminer, mon temps à l’étranger aussi. Quand j’ai déménagé à San Francisco, j’ai rencontré un gars nommé Christopher. Je l’aimais bien parce qu’il me rappelait un de ces pédés de l’époque du théâtre qui, par coïncidence, portait le même nom. J’aimais flirter avec lui. Il n’était pas vraiment mon type mais il était mignon et amusant à fréquenter. Mon petit béguin n’était pas basé sur un désir réel de coucher ensemble mais plutôt sur un souvenir de l’époque où j’étais une fille qui aurait tout donné pour avoir un ami comme Christopher. À un moment donné, je ne sais pas vraiment quand, Christopher a découvert que j’étais trans et a commencé à éprouver un grave conflit interne à ce sujet et à propos des sentiments qu’il avait pour moi. Pour lui, ce conflit interne était choquant. Sa crainte quant à la signification de son attirance pour quelqu’un qui était auparavant une fille était une chose nouvelle. Mais pour moi, c’était totalement familier, et pour être honnête, totalement ennuyeux. Bien sûr, comme il gérait ces sentiments, il a fini par ne plus pouvoir le faire sans m’impliquer. Christopher m’a approché récemment et m’a demandé si j’étais « allé jusqu’au bout », et si j’avais « fait l’opération ». Il a demandé ça comme si sa question était si unique et étrange qu’il était peut-être la première personne à la poser. Je pense qu’il s’attendait à ce que je sois surpris, et peut-être même offensé. En réalité, sa question n’était pas du tout unique. Je savais où cette conversation allait mener dès qu’il a dit : « j’ai une question à te poser… » Je lui ai dit que ça ne me dérangeait pas de répondre à ses questions tant qu’il était prêt à me dire ce qui le motivait. Je lui ai alors expliqué que, oui, j’avais fait toutes les opérations que je prévoyais de faire. J’ai fini ma transition mais, non, je n’ai pas fait de chirurgie génitale. Sa déception était impossible à cacher. Il a ensuite déclaré que sa motivation était la curiosité, rien de plus.
Peu de temps après, j’ai parlé à Christopher et à des amis communs. J’ai dit quelque chose à propos de la ville où j’ai grandi. Il m’a dit qu’il avait vécu là lui aussi, pendant quelques années, au milieu des années 90. Je l’ai regardé et j’ai su que ce n’était pas seulement qu’il me rappelait un Christopher que je connaissais quand j’étais enfant. C’était lui. Et je n’étais plus invisible. J’ai senti le sang quitter mon visage et, avec une faiblesse dans la voix, je lui ai demandé s’il avait été impliqué dans le théâtre communautaire. J’avais appris à m’endurcir face à la curiosité morbide, face au rejet, face aux remarques horriblement cruelles sur mon corps, mais quelque chose dans le fait de me rendre compte que quelqu’un dans cette nouvelle vie m’avait déjà connu auparavant était juste trop. Heureusement, il n’a probablement jamais su mon nom à l’époque, il ne peut certainement pas se rappeler à quoi je ressemblais. Son absence totale de souvenir de la fille mal à l’aise et maladroite que j’étais est une bénédiction totale. Mais même s’il n’est pas capable de se souvenir, le fait de rencontrer quelqu’un de mon passé me donne l’impression d’avoir gâché ma propre fête.
Soudain, ça recommençait. Je ne me sentais pas à ma place. Et j’étais avachi comme avant. C’était comme si mes plaies s’ouvraient à nouveau. Le sang a jailli de chacune d’elles, m’enlevant toute force vitale. Qu’est-ce que cette fille fait ici ? Je me suis demandé à propos de moi-même, tout comme ils se l’étaient demandé à propos de moi. Pourquoi est-elle ici ? C’est notre espace. C’est notre truc. Mais j’étais là. Mal à l’aise. Misérable. Saignant. L’ancien moi a envahi cet endroit et m’a forcé à me rappeler le vide qu’avait été ma vie. Je me suis rappelé que je désirais désespérément être exactement ce que je suis aujourd’hui, sans savoir que cela serait possible un jour. Je pense que j’avais oublié cette fille. Je suis devenu invisible, même pour moi-même. La vérité est que j’ai à peine survécu à mon enfance. Et aujourd’hui, dans un t-shirt blanc moulant, une veste en cuir noir et des Levi’s qui épousent mes fesses comme il faut, je doute secrètement d’avoir pu échapper à cette fille. Cependant, bien plus que le doute que je ressens parfois, il y a un sentiment clair de triomphe. Ainsi, plus tard, lorsque Christopher est venu me voir et m’a dit qu’il n’était pas seulement curieux des opérations chirurgicales pour le plaisir de l’indiscrétion, j’étais prêt. Il a présenté son dilemme comme si ses sentiments étaient totalement uniques, comme s’il était la première personne à être confrontée à la confusion de vouloir ce qu’il avait toujours méprisé. Il m’a dit que si et seulement si j’étais différent, il pourrait se sentir à l’aise de m’aimer. Plutôt que d’assumer cette douleur, j’ai pris une autre voie. Je n’ai pas pris Christopher dans mes bras et je ne l’ai pas réconforté en lui disant que j’étais pitoyable. Ma chatte n’a pas à représenter la honte et la haine de moi de mon passé. J’ai travaillé très dur pour dépasser mon propre traumatisme et je n’ai certainement pas besoin de vivre au travers celui d’un autre. Ma chatte n’est pas l’incarnation de l’horrible expérience sexuelle qu’un pédé a eue avec une fille après le bal de fin d’année de son lycée. Je n’ai plus besoin de porter ça. Comme si c’était une chose palpable, j’ai réussi à prendre cette honte que Christopher avait déposé sur moi et, dans ma tête, à la rouler en boule et à la placer dans ses mains. La vérité, c’est que j’aimerais aussi que les choses soient différentes mais je crois finalement que le changement qui doit se produire n’est pas en moi. Mon corps n’est pas en faute. Et son dégoût pour ce qu’il craint de trouver dans mon jeans 501 est sa honte, pas la mienne. Et même si j’aurai toujours du respect, de la confiance et même de l’amour pour mes partenaires sexuels et mes amis potentiels, je ne les tiendrai plus dans mes bras pendant la nuit alors qu’ils me poussent vers les ténèbres. Aussi cliché que cela puisse paraître, j’honore le chemin qui m’a mené jusqu’ici. J’ai acquis ce droit avec mon propre sang. J’ai les cicatrices, les blessures de guerre, pour le prouver. Mais surtout, la fille que j’étais n’a pas à être invisible pour la tapette que je suis aujourd’hui. Je ne la déteste pas, ni son anxiété, ni son appareil dentaire, ni même ses seins. J’ai vécu la torture, à travers ce que j’ai fait et dit à ce corps, et à travers ce que les autres m’ont fait et m’ont dit. Ce corps meurtri n’est plus un autel de douleur et de misère.
Heureusement, pour dix hommes comme Andrej et Christopher, il y en a au moins un ou deux qui croisent mon chemin qui sont vraiment à l’aise et satisfaits de qui je suis. Et c’est génial. En fait, ce n’est pas une mauvaise moyenne. J’ai appris que ce corps peut apporter beaucoup de plaisir, à moi et aux autres. Je ne suis plus cet enfant sans défense. Après 27 ans sur cette planète, je suis prêt à accepter d’être qui je suis. San Francisco est une ville de réfugiés. Ici, il y a des milliers de pédés qui, tout comme moi, ont cherché cet endroit avec le désir de trouver la sécurité dans leur propre corps. Au final, je ne suis pas différent d’eux.