Transpédés : généalogie d’une lignée de tarlouzes

Réponse transpédale, avec un détour par les archives

Photo par Alexis, aka @gregg_aracheap.

Cet article par le Syndicat des Transpédés Rigoureux de l’Archive Passifs-agressifs (STRAP) est une réponse à« CONSANGOUINITÉS VOL. II. TRANSPÉDÉS T4T, UN TRUC DE GOUDOUS ? », publié sur Trou Noir. Le STRAP est constitué d’amants, d’amis, de camarades transpédés. On s’adressera ici directement à l’auteur dudit article.

«Aujourd’hui, faire des choses (en étant assigné femme à la naissance) comme se raser la tête, porter une salopette, une veste en cuir, mettre une boucle d’oreilles mignonne, se muscler, baiser énormément, etc. n’est plus lu du tout comme être butch, mais comme « pédé ». (…) Une personne assignée femme à la naissance aurait pu avoir depuis toujours « une âme pédé (d’homme masculin) » (…) C’est un délire de penser que « ton âme est sequestrée » et que t’étais pédé avant de transitionner, mais… c’est surtout un délire inintéressant !»

Les écrits sur les transpédés1, en particulier en français, sont rares : alors face à un texte pareil, forcément, on a eu envie de répondre malgré le délai. Et puis, on manque aucun prétexte pour parler archives transpédales !

Dans l’article, on déplore une mauvaise foi intellectuelle, et surtout de la malhonnêteté historique, avec des aberrations quant à l’histoire trans, éludant tout un pan de celle-ci dès que ça concerne les hommes trans gay et bi. Un problème majeur rencontré par le texte est l’absence quasi totale de sources primaires par des hommes trans gay (hélas, avoir entendu un truc une fois à la Mut’ ne permet pas de réaliser une étude sociologique empirique).

Transpédé = homonationalisme, capitalisme, abonnement à basic fit, punaises de lit, chien de Gabriel Attal, bref tous tes cauchemars en un !

Pour résumer l’article en question, tu y annonces que tu vas parler de ton rapport à Grindr, pour finalement dévier sur le sujet des transpédés T4T, ce qui très rapidement se transforme en diatribe anti-transpédés, intitulée sobrement “Welcome to the Hell” [sic]. Là, tu y déplores que des mecs trans s’identifient maintenant comme des hommes gays au lieu de s’identifier comme gouines comme Dieu l’a voulu. L’attirance sexo-romantique et le vécu importent peu : si tu nais avec une chatte, tu es une gouine, si tu nais avec une bite, tu es une pédale… Et si tu essayes de changer ça tu es un bourgeois assimilationniste, pro-flics, nataliste… etc ! Ta rancœur envers les mecs trans gays est bien palpable ! En te lisant, on se demande: merde, quel transpédé bourgeois parisien lui a brisé le cœur ?! Honnêtement, aujourd’hui encore on ne comprend pas ce qui a pu t’amener à écrire un pamphlet haineux pareil !

L’article associe le mot et les identités transpédées à une masculinité devenue hégémonique, et même carrément “homonationaliste”. Pourquoi ? Aucune idée. Regardons un instant cette liste abracadabrante :

« être transpédé veut dire progressivement : fringues chères, fitness, tourisme dans les pays colonisés, être mince, jeune et blanc (autant en corps qu’en esprit). Avoir l’argent, l’envie et le timing de faire une mastectomie à 4000 euros avant même de faire un an sous testostérone. Pourquoi pas arrêter la testostérone. Arrêter les godes (c’est pas écolo…). Être mince, encore une fois. Travail stable (de préférence auto-entrepreneur en Ile-de-France). Être exclusivement passif (sérieux, c’est grave la pénurie de tops, basta !). Pudeur, natalisme, familialisme, soutien à la société capitaliste, le « chic », au milieu de la mode, tout ce qui est « faboulous ». Demander notre place dans la société avec un formulaire de politesse. Punitivisme. Un de ces jours, ça ne m’étonnerait pas d’entendre un « transpédé » défendre le FLAG ou les forces de l’ordre parce que « devenir flic est une vengeance contre le ‘cis-tème’ » ! »

En vrai, ça aurait pu être drôle si cette parodie faisait au moins un peu écho à la réalité, mais là on est dans du pur fantasme. En tant que transpédés qui aimons les transpédés, qui baisons, traînons, réfléchissons, tissons des liens, nous organisons politiquement avec d’autres transpédés, le portrait que tu en fais est tout bonnement incompréhensible et hors sol. On va répondre à quelques points.

Travail stable (de préférence auto-entrepreneur en Ile-de-France) (…) Demander notre place dans la société avec un formulaire de politesse. La majorité des pédés trans qu’on a rencontré et qu’on fréquente sont des miliant·e·s, des marginaux urbains et ruraux, des chômeurs polytraumatisés qui vivent en touchant l’AAH, le RSA, enchaînent les contrats de travail précaires. Ils bossent dans le service, l’aide à la personne, le travail du sexe, font des burnout. Ils n’ont en général pas les sous pour « faire du tourisme dans les pays colonisés »… plutôt, nos proches transpédés originaires de pays colonisés sont confrontés à des galères pour s’y rendre à nouveau à cause des problèmes de papiers.

natalisme, familialisme. Tu fais référence aux militant·e·s trans qui se sont battu·e·s pour le droit de ne plus être stérilisé·e·s de force pour l’accès au changement d’état civil, et les transpédés qui militent pour leur droit à l’avortement et à la PMA aujourd’hui encore ? On n’a pas bien saisi.

Avoir l’argent, l’envie et le timing de faire une mastectomie à 4000 euros avant même de faire un an sous testostérone. Pourquoi pas arrêter la testostérone. Là, on comprend pas non plus. Oui, nos opés sont trop chères et oui, nos difficultés socio-économiques bien réelles : autour de nous, les transpédés, comme tous les transmascs, galèrent à récolter des sous pour se payer leur torso d’ailleurs, ou bien sont obligés d’attendre des années pour passer par le secteur public et par les chirurgiens les moins chers dont la liste d’attente est bien trop longue. C’est quoi ton propos, tu préférerais qu’on n’ait pas accès aux opés dont on a besoin ? Pourquoi blâmer les transpédés plutôt que les institutions médicales transphobes ? Critiquer l’envie de faire une mastectomie, et d’avoir accès à une opération de transition soi-disant trop tôt à ton goût (on note que ce sont les mêmes arguments contre l’autonomie de nos corps utilisés par les protocoles transphobes) et l’envie d’arrêter la testostérone dans le même souffle… Quel est le but, à part se placer en flic des transitions des camarades ?

Punitivisme. Un de ces jours, ça ne m’étonnerait pas d’entendre un « transpédé » défendre le FLAG ou les forces de l’ordre parce que « devenir flic est une vengeance contre le ‘cis-tème’ » ! Les transpédés de notre entourage sont à l’initiative ou investis dans des collectifs de résolution de conflit et de médiation, font des ateliers de partage de savoir sur le sujet, s’investissent dans les luttes anticarcérales. Sincèrement et sans mauvaise foi, à quoi fais-tu référence ? On imagine qu’il doit bien y avoir des hommes trans gay pro-flics mais présenter ça comme une norme nous semble impromptu.

Fringues chères (…) le « chic », au milieu de la mode, tout ce qui est « faboulous » [sic]. Ah, ces sales tafioles qui pensent qu’aux apparences et à la mode… Merci de nous trouver stylés alors qu’on a pas une thune, on peut t’apprendre à te looker pour pas cher toi aussi chéri, suffit de demander. Et puis pas besoin de ta follophobie tu sais, les pédales fems, cis comme trans, s’en prennent déjà assez dans la gueule.

être mince, jeune et blanc (autant en corps qu’en esprit) Oui, c’est déplorable que les transpédés racisés, gros, vieux, handi soient invisibilisés. Est-ce que les hommes trans gay ont inventé le racisme et la grossophobie, ou est-ce qu’on vit pas juste dans une société qui invisibilise les gros·ses, les vieux·vieilles, les personnes non-blanches de manière générale, quelles que soient les populations concernées, même à la marge ?

Arrêter les godes (c’est pas écolo…) (…) Pudeur. (…) Être exclusivement passif (sérieux, c’est grave la pénurie de tops, basta !). Honnêtement, quel transpédé dans l’histoire de la sainte-transsexualité a parlé d’arrêter les godes parce que c’est pas écolo ?! Et puis, les transpédés cuir et top parmi nous, tu nous fais bien marrer : on est plutôt voyeurs et exhib que pro-pudeur, mais bon. Et pour ceux qui sont timides, ou ont du mal à s’épanouir sexuellement, à trouver des partenaires de baise, à passer outre cette “pudeur” que tu dénonces : réfléchis peut-être aux causes de celle-ci ? A toutes les raisons qui peuvent compliquer le rapport au corps et à la sexualité en tant que mecs trans et pédés ? Le but, c’est d’appuyer là où ça fait mal pour te donner un air edgy ? Cool, cool. Nous, ce constat nous donne envie de penser des espaces et des initiatives libératrices du cul par et pour les transpédés, mais chacun son truc. Pour finir, au sujet des passifs : oui, les mecs trans sont assignés à un rôle passif dans la drague, sur les applis, dans le monde gay. Clairement, c’est lié à un imaginaire transphobe, fétichiste et sexiste qui nous réassigne meuf. Suffit de chercher « FTM » sur n’importe quel site porno gay pour capter ça… On a rien contre le fait d’être passif, se faire prendre c’est super : mais on est d’accord, être sans cesse réassigné à ce rôle, quand en plus il ne correspond pas à nos désirs, c’est barbant. Là, tu confonds la réalité transpédée avec l’imaginaire mainstream transphobe et on trouve ça chelou.

Et comme l’a dit un transpd anonyme dans le zine Mars Attacks #00 – Un zine transpdpunk en 2010 :

« vos blagues sur les gros passifs me font pas marrer, je mets ce que je veux dans mon cul et dans ma chatte, parce qu’au final; vos petites plaisanteries ne font que me dire que si je me fais baiser je suis quoi pour vous, rien qu’une meuf, un faux-trans ? Et ça se dit féministe ça ? »

En bref, cette description des transpédés nous paraît d’une mauvaise foi inouïe. On ne comprend pas du tout ce portrait, ni même d’où il peut sortir : si c’était juste une invention, on n’en comprend pas l’intérêt. Inventer des réalités sociales à tout un groupe ultra-minoritaire, qui ne se raconte que très peu en public, on trouve ça gênant, à plein de niveaux. Ça fait beaucoup de fantasmes (et pas ceux qu’on kiffe) plaqués sur nous.

Un peu de rigueur étymologique, linguistique et historique:

L’article prétend retracer l’histoire du terme transpédé, comme quoi il aurait été utilisé pour la première fois par Preciado et Bourcier dans les années 2000, qui eux-mêmes le détiennent des milieux gouines BDSM de San Francisco. Aïe. Par où commencer ?

Premier problème: Non, le mot “transfag” n’a pas été inventé par les gouines cuir, ni dans les années 2000, ni avant. Nous on a trouvé des traces du mot “transfag” déjà dans les années 1990, et il était utilisé par… des hommes trans et personnes transmasculines gay/bi, pour parler de leurs vécus2, et non des lesbiennes stricto-sensu comme le dit ton article. Alors on déplore une fois encore que parmi les nombreuses références universitaires queer citées, il n’y ait aucune référence à des sources primaires et à des écrits par des hommes trans gays (si ce n’est Pat Califia: dommage, il n’est évoqué dans l’article qu’en tant que gouine, avant sa transition… Pourtant, il a longtemps partagé sa vie avec un homme trans et ils ont eu un enfant ensemble. Mais attends, du coup, Pat Califia serait l’un de ces transpédés T4T “familialistes et natalistes” dont tu parles ?!)

Deuxième problème: Se concentrer sur un mot et non sur les vécus qu’il décrit. Si on s’intéresse aux archives trans, on comprend bien vite que le vécu prime sur les mots. Les mots pour parler des personnes trans évoluent et changent très vite, alors qu’on trouve des continuités évidentes sur les vécus qu’ils décrivent. Les hommes trans gay/bi n’ont pas attendu l’apparition du mot « transpédé » pour exister. Et pour revenir sur la mention de transpédé comme d’un mot servant à la « dés-identification »… ça ne correspond pas à toutes les traces, ni aux usages qu’on en trouve dans les archives, ni des envies des pédés trans pour parler de leurs vécus spécifiques, de leur sexualité et de leur rapport au genre et au monde. Le mot “transpédé” n’était pas, pour te citer, “le cri d’une sexualité monstrueuse exacerbée” mais un mot qui fait référence à des vécus certes minoritaires mais bien concrets : c’est-à-dire, pour une majorité, être un homme trans et être gay.

Enfin, pour retracer l’histoire du mot « transpédé », on a demandé de l’aide à Lazz. Lazz, c’est un peu le pionnier de l’internet transmasculin et transpédé des années 2000, mordu d’archives communautaires et fondateur du Local de Documentation Trans et Intersexe (LODOTI). Quand on lui demande si il se souvient des premières fois où il avait lu ou entendu le mot « transpédé » et dans quels contextes, il nous répond :

« Quand je suis arrivé sur internet, fin 1998, j’étais sur les communautés FTM anglophones et j’imagine que c’est là que j’ai vu les termes transfag, trannyfag. La traduction s’est présentée d’elle-même. ».

A demi-mot, il nous confie donc que la première occurrence du mot dont il se souvient, elle vient de lui. Et en effet, le titre de son site web perso dans les années 2000, c’était « transpédé » ! Quand on pose une question liée à l’histoire transpédale à Lazz, il s ‘arrête pas là, il prend ça au sérieux. Il sort ses archives personnelles, relève soigneusement les occurrences du mot « transpédé » dans diverses brochures, zines, tracts. Il nous les raconte, nous les lit, nous les partage. Puis, il finit par donner franchement son avis sur cette recherche étymologique :

« Je trouve peu d’intérêt à voir quand est-ce que le terme “transpédé” a émergé en France : je le vois comme une simple traduction du terme américain. (…) Les gens vont plus avoir tendance à se décrire comme pédé trans, pédé et trans, FTM gay. A dire je suis trans et homo, ou encore je suis folle, je suis une pédale et aussi je suis trans, ou trans gay, t-boy gay. »

Pour illustrer, Lazz nous raconte que sa manière de parler de lui et de son vécu a changé au fil des années. Il s’est décrit comme pédé, homo, gay, bien avant de se définir comme trans. Il avait un parcours trans pourtant, mais il nous confie que ce n’est qu’au fur et à mesure de fréquenter internet et les communautés trans, qu’il va aussi commencer à dire : « je suis un garçon trans». D’ailleurs, son site web est une bonne illustration de cette auto-définition mouvante :

« J’ai une grosse remise en question de mon identité à cette époque [en 2005] parce que c’était extrêmement dur d’exister en tant que mec trans homo quand tu es quasiment le seul, et quand tu essaies d’évoluer dans le milieu gay. Quand j’ai approché la communauté gay ou des mecs homo, j’ai toujours été bien accueilli. Donc c’est vraiment de moi-même que j’avais intériorisé cette absence de légitimité. »

Mais si les mots qu’il a utilisés pour se décrire ont changé, son vécu d’homme trans pédé reste une continuité dans sa vie, en dépit des remises en question liées à un contexte transphobe et homophobe d’isolement. Et Lazz est loin d’être le seul dans ce cas. Voir les mecs trans gay comme une catégorie uniforme, et surtout comme étant en premier lieu des personnes trans avant d’être des mecs gays, ça ne correspond pas à nos vécus. Tout ça pour dire que l’étymologie comme seul angle d’approche quand il s’agit d’archives trans et queer, c’est en effet bien limité :

« Que ça soit dans les années 90 aux États-Unis ou dans les années 2000 en France, bien sûr qu’il y a des personnes qui vivent principalement dans le milieu lesbien ou lesboqueer qui vont se dire trannyfag ou transfag pour dire “je suis de sexe féminin mais j’ai une présentation de genre masculine, sans être dans une masculinité hétéro classique”, mais qui sont pas forcément dans une dynamique de s’intéresser aux mecs homo de manière générale. Dans quelle mesure c’est pertinent de faire des ponts, ou pas… ? Je trouve juste ça sans intérêt de dire “transpédé dans le temps c’était subversif, et maintenant c’est devenu “le milieu queer paillettes” (c’est comme ça qu’on l’appelait dans les années 2000). Les gens qui se définissaient comme transpédé, c’était très varié. Dire que ça aurait perdu sa charge subversive de nos jours, moi ça me laisse assez dubitatif. »

Notre conclusion à nous après cette virée dans les archives de Lazz, les tracts, zines, brochures queer françaises des années 2000, c’est que si les traces écrites de l’usage du terme « transpédé » se trouvent plus facilement dans les écrits de Bourcier et Preciado, rien d’étonnant : les écrits universitaires sont mieux conservés et mis en avant que le reste de nos archives, donc on va plus facilement attribuer des concepts à leurs auteur·ice·s. Mais au-delà d’être des universitaires, Bourcier et Preciado étaient des militant·e·s transpdbigouines et queer, et donc, partageaient le langage de leurs camarades, leurs potes, leur entourage, pour décrire leurs vécus.

Et pour revenir sur le T4T3, rappelons-le c’est un terme né sur Craigslist, site états-unien de petites annonces. C’était (et c’est encore) un terme utilisé pour des petites annonces de baise, pas un concept intellectuel. Donc si des gens sont gay, et veulent faire des petites annonces T4T exclusivement gay, qu’est-ce qu’il y a d’étonnant ? En quoi ça te regarde ? Nos orientations sexuelles, nos désirs et nos pratiques ont pas besoin de ton fliquage ou de ton jugement. Le T4T n’est pas simplement un terme flou là pour brouiller la différenciation sexuelle, comme tu veux le présenter : c’est un terme multiple, qu’on peut explorer et réinventer sans cesse dans nos vécus, nos idées et nos pratiques politiques, notre intimité. En revanche, ce qu’on ne peut pas, c’est fixer des limites et établir des règles subjectives sur ce que doit être ou non le T4T pour autrui. Être gay ou lesbienne et T4T, ce n’est en rien extraordinaire. Pour certains d’entre nous, ça fait plus d’une dizaine d’années qu’on baise qu’entre pédés trans : on n’a pas attendu d’écrits universitaires pour ça.

Les gouines les plus belles, les pédés à la poubelle !

L’article présente être gouine comme être intrinsèquement contre l’ordre établi, et lié aux masculinités subalternes, tandis qu’être pédé serait forcément devenu un truc de bourge, lié à la masculinité hégémonique. C’est bien dommage vu la richesse des contrecultures pédales, que tu éludes complètement ! Si c’est par méconnaissance, on t’invite à t’ouvrir à celles-ci, car elles sont riches et bien vivantes. Ou bien peut-être est-ce que tu te permets de balancer ça par transphobie de base, parce qu’à tes yeux être homo n’a un potentiel « subversif » que si l’on garde un pied dans son sexe assigné, ou à la rigueur, qu’on affirme une certaine forme de non-binarité, bref, qu’on n’est pas trop transsexuel, quoi ? Tout comme les lesbiennes ne sont pas toutes Ellen Degeneres, ou tous les gays RuPaul, réduire les transpédés à quelques microcélébrités d’instagram, c’est (au mieux) de la mauvaise foi, au pire, un manque de curiosité pour un sujet sur lequel tu publies pourtant un article. Voilà ce que tu nous dis :

 « Tandis que ce « transpédé » (ou, directement, homme trans gay) reçoit toute ladite lumière chaude (Munoz, 2021) de l’acceptation, les identités butchs restent dans l’ombre, perçues comme « un retard, un arrêt dans le temps » (val flores, 2021), comme un obstacle à l’émancipation des personnes trans assignées femme à la naissance. »

On a lu Cruiser l’Utopie de Muñoz, et on ne peut que remarquer l’utilisation détournée de cette “citation” (deux mots pris de la quatrième de couverture) pour chier une fois encore sur les transpédés, dont Muñoz ne parle pas une seule fois dans le texte. N’hésite pas à expliquer le parallèle, parce que là, on a l’impression qu’on a pas du tout lu le même livre. Et puis, dans quel monde vis-tu où les transpédés reçoivent l’acceptation ? De la part de qui ? C’est une question sincère : sur quoi tu te bases ? De notre côté, pour accéder à une transition médicale on a dû mentir sur notre orientation sexuelle aux différents pions des institutions médicales et administratives dans notre parcours. On est plusieurs, quand on a fait notre coming-out trans, à avoir eu nos proches et nos psys qui nous incitent à ne pas transitionner et à « être une lesbienne masculine, plutôt ». Même dans les milieux queer, c’est dur d’échapper à ce type de transphobie. De quels milieux tu parles quand tu dis qu’on est accueillis à bras ouverts et assimilés dans la société ? Dis-nous, ça nous intéresse, parce que nous on les connaît pas ! Honnêtement, on est preneur de tout élément concret faisant référence à ce que tu évoques.

Allez on continue :

« Tandis que pour une personne AMAB se dire pédé peut être une porte de sortie et même une éventuelle possibilité de transféminité, pour les personnes AFAB finit par réaffirmer le mythe du mauvais corps. »

Ah ça y est, nous y sommes ! Exister et se revendiquer comme un homme trans gay c’est « réaffirmer le mythe du mauvais corps », donc. Le problème, visiblement, seraient les transsexuels qui ne seraient pas assez queer ? Ton article semble confondre transsexualité et assimilation, réalité trans et discours transphobes de la psychiatrie. Faire une opération génitale c’est de l’assimilation, si on suit cette logique ? En fait, si on va jusqu’au bout… exister en tant que personne trans tout court, c’est de l’assimilation ?

On a atteint un 360 degrés où pour être queer et subversif à tes yeux (et hélas tu n’es pas le seul), on revient au discours dominant transphobe: c’est-à-dire, il faut forcément rester dans son sexe assigné, ne pas faire d’opérations, être marginal mais attention seulement de la bonne manière… La pédalerie et la gouinerie ne seraient accessibles que par le sexe qu’on t’a assigné à la naissance. Chacun·e dans sa boîte, merci, tout le monde est bien rangé ! Et surtout si on nous assigne un sexe à la naissance, il est impossible d’en changer (ça nous échappe, car quoi de plus queer que de transitionner, de changer de sexe pourtant ?). Si la société nous a un jour perçu comme gouines (ou si on l’a un jour été), on restera toujours des gouines, au fond. Sans commentaire sur ce que ces manières de penser peuvent vouloir dire pour nos amies meufs trans butch, par exemple. Mention spéciale pour ce paragraphe:

« On se verra, on baisera, et je les contaminerai avec ma butchitude. Je leur dirai par télépathie qu’iels sont de sales gouines quand iels écarteront leurs jambes en face de moi. Tout leur ressenti de « genre psychologique » sera souillé par mes fluides, leur statut de « vrai homme » remis en question. Je les lirai pas pour autant en tant que femmes, mais en tant qu’être vivant aussi fugitif et monstrueux que moi. »

Intense ! On se demande quel transpédé ça fait bander, ça. On adore les fantasmes pervers et provoc’ mais ton roleplay réassignation, tu peux te le garder.

Où sont les mecs trans gay ?

Pour te citer, encore:

« Peut-être que revendiquer ce qui est loin des néons, de la visibilité compulsive, du « show », de la nouveauté, est un pari intéressant »

Ici, les hommes trans gays sont présentés comme… une nouveauté ? Liés à de la “visibilité compulsive”, à du “show” ? Nous qui aimons les archives transpédales, on s’arrache les cheveux. Dans l’article, on le répète, on déplore l’absence frappante de sources primaires par des hommes trans gay. Ce faisant, une part non-négligeable de l’histoire trans et plus largement transpédébigouine y est éludée, c’est bien dommage. Pourtant, dans ton article, tu écris:

 « Et bien sûr, tout sous-entendu de rapport entre transmasculinités et culture butch est vite accusé de transphobie basé sur des petits ressentis personnels. »

Pour nous en tout cas, il n’a jamais été question d’éclipser les liens historiques entre culture butch et histoire trans. Evidemment, en fouillant les archives, certains liens sautent aux yeux : comme on l’a dit plus tôt, la manière dont on se décrit et les mots évoluent, ce qui crée dans nos archives (mais aussi, chez plein de gens concernés aujourd’hui aussi !) un continuum entre butchitude et transmasculinités. Pourtant, certaines grandes figures de l’histoire du lesbianisme et du féminisme ont aussi fait avancer la cause des personnes transmasculines et pourraient être vues comme des personnes trans en premier lieu, bien que c’est soit souvent éludé et mis de côté car jugé trop anachronique. Comme si la catégorie trans était la seule à être située historiquement et que les trans seraient les seul·es à imposer leur regard et leur lecture du genre sur le passé. Pourtant, interroger l’Histoire n’empêche en rien de reconnaître le rôle de ces figures pour le féminisme et la gouinerie. Cette volonté de ne lire ces personnes qu’en tant que femmes cis (ou les attacher en premier lieu à l’Histoire lesbienne et non trans) quand bien même, ils se genraient au masculin, portaient un prénom masculin, s’habillaient en homme, faisaient des opérations pour se faire retirer les nichons et l’utérus etc. etc. et pour certains fréquentaient seulement des hommes ou étaient bi, ça traduit le refus d’accorder tout potentiel subversif aux FTM, qu’on préfère subsumer à une identité butch ou de femmes travesties. Mais l’étaient-ils ? Ou plutôt n’étaient-ils QUE cela ? Prenons par exemple Missy, amant·e de la célèbre autrice Colette ou l’on peut lire sur son wiki: « Mathilde de Morny se fait appeler « Max », « Oncle Max » ou bien encore « Monsieur le Marquis » par ses gouvernants. Il porte alors un complet veston (tenue interdite aux femmes) et caleçon d’homme, le cheveu court, fume le cigare comme avant lui George Sand. Il ira jusqu’à se faire retirer les seins et l’utérus » pour autant personne ne va le genrer au masculin car ça lui retirerait tout effet “subversif », bien sûr4.

En bref, tous les trans et travestis FTM aimant les femmes ne se vivaient pas comme butch. Par pitié, un peu de recul et de finesse dans le regard qu’on porte sur nos archives trans serait essentiel. Éluder la question du manque d’accès à la transition médicale ou sociale et remarketer ça comme du lesbianisme, c’est tout aussi anachronique et hors sujet. Mais ce que toi tu fais bel et bien dans ton article, en ignorant les hommes trans gay, c’est éluder des pans entiers de l’histoire trans, et plus largement de l’histoire LGBTI, cuir, séropo…

En effet, la première association pour les hommes trans et les travestis FTM aux États-Unis, FTM International, a été créée en 1986 par un homme trans gay, Lou Sullivan (également co-fondateur des archives GLBT de San Francisco). C’est marrant d’avoir parlé des gouines cuirs de San Francisco comme si elles avaient inventé la transpédalerie et d’avoir évoqué des « prédécesseurs shlag des années 80-90 » sans mentionner aucun transpédé cuir5… quand Lou Sullivan, figure du militantisme trans, était un homme trans gay cuir BDSM, pervers et fier de San Francisco, justement. Mais pas besoin de traverser l’Atlantique puisqu’en France, nombreux sont les militants qui ont écrit l’histoire de la militance trans à être des pédés trans et à s’en revendiquer fièrement, que ce soit des membres fondateurs, des membres actifs d’associations et de collectifs (le CARITIG, OUTrans, Ouest Trans, le GAT, Existrans, Clar-T… Pour n’en citer que quelques uns et sans compter moultes collectifs temporaires et informels). Et à nos yeux, le militantisme trans de terrain est beaucoup plus intéressant pour connaître nos réalités que la théorie queer.

En fait, c’est dingue comme l’article ressort les logiques transphobes de base. Les hommes trans gay ne seraient que des pathétiques copies des hommes cis gay :

« Dans les rapports transmasculins, la question de la gouinerie butch4butch est de plus en plus esquivée et on insiste pour copier au millimètre la culture des gays cis. »

Voir les hommes trans gay tels qu’ils sont, c’est-à-dire pour beaucoup d’entre nous, des gays qui évoluent parmi leurs semblables au sein de divers milieux festifs, militants, politiques, de sociabilité et de baise, semble inconcevable. Forcément, on serait activement en train de « copier» parce que trans, pas comme nos comparses cis. (Oui, on en arrive au point où il nous faudrait ressortir l’argument butlérien tarte à la crème de la performativité de genre… pour montrer que non, c’est pas queer d’affirmer des trucs pareils.) De fait, l’article contribue à effacer notre histoire et nos vécus.

En réalité, il faut y faire face, on a juste des vécus différents ! Plutôt que d’essayer de nous faire entrer dans ton paradigme butch4butch, laisse-nous nous ancrer dans la lignée bien réelle d’hommes trans pédés qui font partie de l’histoire trans, pédée et de son militantisme.

Les hommes trans gays qui ne se sentent pas à leur place dans la culture et la communauté lesbienne, ce n’est pas nouveau, loin de là. L’argument historique ne fonctionne pas ici : tu es nostalgique d’une époque qui n’a jamais existé. Tout va bien : les butchs existent encore, elles se portent très bien, on a la chance d’en avoir parmi nos amies proches, on les chérit et on les adore. Ce délire du mot butch devenu “anachronique”, comme si c’était une conséquence de l’existence des hommes trans gays d’une quelconque manière (qui eux seraient une nouveauté) se base sur des critères farfelus et des logiques transphobes hors-sol. Chercher à lire tous les vécus transmasculins sous un seul prisme te fait inévitablement passer à côté de nombreuses réalités d’hommes trans, d’hier comme d’aujourd’hui. C’est justement en étant à l’écoute de nos diversités de vécus, de la complexité de nos histoires, que se tissent des liens riches d’échange et de camaraderie entre personnes trans. Et certains d’entre nous sont pédés, à tous points de vue : c’est pas si compliqué à comprendre.

Conclusion:

Vive les pédés pervers transsexuels T4T, à bas la réassignation à la sauce queer !

Il est d’autant plus difficile de lire l’article qu’il touche, pour nombre d’entre nous, un point sensible. On imagine un jeune transpd isolé n’ayant de possibilité de lien communautaire que la lecture de cet article, et qui se le prendrait comme une tarte dans la gueule. Normal, ses semblables sont finalement décrits, comme dans les discours transphobes et réactionnaires à la mode, soit comme traîtres à la cause lesbienne (comme si notre seule existence pouvait être la cause d’une mise au ban de l’histoire gouine), soit de viles hetera qui voudraient s’approprier une image de cis gay riche et colon, yasss queen. Ici on adore les simplifications, mais manque de bol, nos histoires sont multiples. Vouloir imposer aux personnes transmasc une homogénéité de vécu6, c’est juste nier nos réalités. Vivre gouine ou bi a été pour certains d’autres nous une manière de faire sens de notre inaptitude, de notre souffrance à vivre hétérosexuelles. Quelque chose qui nous a permis d’agrandir les limites de qui nous pensions être, avant que la transsexualité nous rattrape et chamboule à nouveau ces limites. Pour d’autres, la rareté des représentations transpd fait qu’on se pense longtemps comme hétéras ratées, que l’on vit l’hétérosexualité comme une prison sans vraiment comprendre pourquoi on s’y sent coincé. Pour d’autres encore, la case gouine aura été vécue comme une autre forme de placard, tandis que certains n’auront jamais été hétéra ou gouines et auront commencé leur vie sexuelle et sociale en tant que mecs.

Quand il est déjà difficile d’entamer une transition sans jouer parfaitement le rôle du trans hétéro à l’histoire réglée comme du papier à musique, comment se sentir de se lancer quand l’attaque vient des personnes avec qui on est censé partager du commun ? On se doit au moins de se soutenir dans ce moment laborieux qu’est le début de transition et la sortie du monde hétéro. La transpédalerie peut être vécue comme une libération, surtout quand on trouve ENFIN des représentations de ceux qui nous ont précédés dans les archives .

On ne se dit pas pédé parce qu’être lesbienne nous paraît moins vendeur, moins chic. On se dit pédé parce qu’on est des hommes qui aiment les hommes, ou plutôt des pédés qui aiment les pédés. (On a dit qu’on aimait les simplifications). Vu le climat actuel vis-à-vis des hommes trans gay, que ce soit dans les arguments des TERF ou dans la transphobie omniprésente, il nous semblait essentiel de remettre les points sur les i en écrivant cette réponse, car des discours qui reflètent nos réalités sont manifestement absents, et même recouverts d’approximations et d’hostilité, y compris dans une revue camarade comme Trou Noir.

Pour finir, on a eu envie de conclure cette réponse par un rapide tour dans les archives : juste pour le plaisir de rendre hommage aux hommes trans gay qui sont nos fameux « prédécesseurs shlag des années 80-90 » .

  • Lazz, pionnier de l’internet francophone FTM. Il a créé plusieurs sites de partage de ressources sur sa transition dès 1998, puis des forums pour pouvoir connecter entre FTM français. Étant homo, il a accordé une place à cette expérience spécifique qu’être transpédé (entre autres, en créant le site et les zines « Transmecs et mecs »). Il traduisait notamment des textes relatifs aux hommes trans gays, depuis l’anglais vers le français, pour les rendre accessibles. Lazz est également créateur du Lodoti (Local de Documentation Trans et Intersexe), où il consignait des archives trans et intersexes. Ce fond a été donné à l’association marseillaise Genres de Luttes.

Capture d’écran du site internet de Lazz en 2004 (depuis WebArchive).

  • Billy Lane, homme trans gay élu Mr. Leather Seattle 1998, actuellement membre du bureau des Leather Archives & Museum (Chicago).

« J’ai voyagé aux quatre coins du pays pour représenter Seattle en tant que Mr. Leather Seattle 1998, et j’ai essayé de mettre un visage sur les leathermen FTM gay. (…) Je suis fier d’être un leatherman gay et je suis tout aussi fier d’être un FTM. Je n’ai pas honte et je ne vais pas cacher des aspects de mon passé ou de mon présent juste parce qu’ils mettent les autres mal à l’aise. » (FTM newsletter #43 – Décembre 1998)

  • Extrait du texte « Coming out as a gay TS [=transsexual] » , de Dorian Carl Munday, 1987. Republié dans Metamorphosis magazine (Vol.7,No.1, 1988). Un homme trans gay raconte son expérience personnelle et ses années de placard avant la libération d’en sortir enfin.

« C’est devenu de plus en plus dur pour moi d’affronter le monde, puisque j’y étais traité comme une femme ou bien accusé à tort de lesbianisme. Pendant un certain nombre d’années, j’étais pratiquement un ermite et je laissais mes lunettes chez moi quand je sortais dehors – l’incapacité de voir les autres clairement me donnait l’impression qu’ils ne pouvaient pas me voir. A cette période, mon désespoir était souvent si grand que même ma mère a demandé au médecin de famille s’il ne pouvait pas faire quelque chose pour moi, mais il ne l’a tout simplement pas prise au sérieux. La raison majeure qui m’empêchait de me suicider était mon dévouement pour la composition musicale. »

  • Portrait de Mike et Sky (2017), par Jess T Dugan, issu du projet To Survive on this Shore. Mike et Sky sont deux hommes trans gay, en couple depuis une vingtaine d’années et issus des milieux cuir/BDSM. Pour lire leur portrait à la première personne (en anglais), on vous invite à visiter le site du projet.

Signé: le Syndicat des Transpédés Rigoureux de l’Archive Passifs-agressifs (STRAP)

Le STRAP est constitué d’amants, d’amis, de camarades transpédés.

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Quelques trucs pour aller plus loin…

Notes de bas de page:

1« Transpédé » désigne un pédé qui est un homme trans ou une personne transmasculine. Pour décrire les transpédés, on utilisera tour à tour les mots hommes trans gay, FTM gay, pédé trans ou encore transpédale dans cet article.

2 Décrits comme Female To Gay Male (FTGM) ou transhomosexuality par la psychiatrie (et par eux-mêmes) dans les années 1980. Des personnes qui correspondent à ce profil sont évoquées (comme des cas psychiatriques, il faut le dire) dans ‘’Trans (homo) sexuality? : double inversion, psychiatric confusion, and hetero-hegemony’’, par Vernon A. Rosario dans l’anthologie Queer Studies: A Lesbian, Gay, Bisexual, & Transgender Anthology (1996). Pour celleux qui préfèrent les petites annonces sexy plutôt qu’un article universitaire écrit par un psychiatre, de nombreuses annonces sont signées par des “FTGM” dans les numéros de FTM newsletter (surtout dans les années 1990), à feuilleter sur la Digital Trans Archive.

3 Sigle de Trans for Trans: « Relation entre personnes trans, axé sur ce type de relations. » (Wiktionnaire)

4Il y en a tant d’autres: Rosa Bonheur et Nathalie Micas, Louise Michel, George Sand, Sarah Bernhardt, Rachilde, G. d’Estoc, Claude Cahun, Madeleine Pelletier…

5Encore une fois, sauf Pat Califia… mais en tant que gouine cuir.

6À savoir, selon l’article, être une lesbienne butch avant d’abandonner la transgression et devenir un homme gay lisse.